Philosophie

Le temps est partout, mais impossible à saisir : nous en parlons sans cesse puisque notre langue est temporalisée selon le passé, le présent et le futur, nous le vivons et l’expérimentons sous la forme du regret, de la promesse, du projet, du souvenir, de la surprise ou de l’attente, nous l’observons dans les astres, nos corps, les saisons. Mais nous ne le connaissons pas. Ce statut ambigu du temps a suscité un questionnement philosophique sans cesse repris depuis les présocratiques jusqu’à aujourd’hui. Chaque grande philosophie en traite. Plusieurs thématiques apparaissent comme autant de questionnements ouverts.

Premièrement, quelle est la réalité du temps ?  On peut distinguer deux grandes lignées philosophiques qui émergent dès l’Antiquité. Pour la première, le temps est une réalité à la fois astronomique, physique et vitale, qui supporte notre expérience et conscience temporelles. Ainsi Platon considère qu’il y a plusieurs temps réels :  éternel pour les dieux, cyclique pour les astres, linéaire pour les hommes et bêtes qui se transforment à travers les métempsychoses. Par la suite, Descartes pense le temps comme une création continuée sans cesse rejouée par Dieu ; Hegel voit dans le temps la manière dont la raison se réalise concrètement : d’abord à travers le temps de la nature, puis celui de l’histoire et de la conscience humaine. Bergson distingue le temps abstrait, mesurant et la durée, seule réelle qui caractérise essentiellement l’élan vital se déployant dans l’univers et se concentrant dans la conscience qui à son tour peut le dilater pour s’extraire du pur présent et ressaisir le passé, imaginer l’avenir ou rêver.  A l’inverse, pour Aristote, le temps n’existe pas mais définit seulement la mesure du changement : en réalité, seules les substances individuelles existent. Certaines changent plus ou moins rapidement selon le devenir, la génération et la mort, la croissance, le mouvement ; d’autres, comme les astres et les dieux, demeurent sans cesse les mêmes. Par la suite, Leibniz considère aussi que le temps n’est que la mesure du devenir des substances : il exprime seulement l’ordre la succession sans correspondre à nulle réalité. Kant considère qu’il n’est qu’une forme a priori de la sensibilité du sujet : le temps désigne alors le simple cadre dans lequel nous rangeons une série d’expériences singulières selon un certain ordre. A son tour, Husserl caractérise le temps comme une dimension essentielle de la conscience humaine qui thématise les objets dans l’espace et le temps sans que nous ne puissions percevoir ni l’un ni l’autre en tant que tels. Le temps phénoménologique n’est pourtant pas un simple cadre fixe comme chez Kant, mais exprime une dynamique de la conscience. Actuellement, les pistes de réflexions sur la métaphysique du temps cherchent à comprendre la pluralité des temps dont parlent les sciences : la thermodynamique, la mécanique quantique, la relativité générale, la génétique des populations, le développement embryonnaire, les neurosciences, l’informatique ne parlent pas des mêmes temporalités. Plutôt que de chercher à les unifier en réduisant les uns aux autres, une piste féconde consiste à assumer qu’il y a plusieurs temps qui s’enchevêtrent les uns autres.

Un deuxième ordre de questions concerne la dimension morale et politique du temps. Chaque être humain s’inscrit dans un héritage qui induit des obligations ou des dettes envers le passé, dans un présent qui le lie avec ses contemporains à travers des devoirs et ouvre un avenir incertain. Aristote inscrit l’éthique dans un devenir : chacun doit s’exercer à devenir un homme vertueux, comme le cithariste s’entraine à bien jouer. En particulier, nous devons apprendre à décider dans des situations incertaines et selon un futur contingent ; comment choisir lorsque je ne connais pas les conséquences à venir de mes actes ? L’éthique de la vertu consiste à assumer cette incertitude, parfois cette inquiétude, en acceptant de ne pas savoir mais en exigeant de pratiquer au mieux la prudence, c’est-à-dire un art de la prévision qui tient compte des leçons du passé et discerne certaines exigences dans le brouhaha de l’urgence. De façon très différente, Kant estime que la morale réside dans le respect du devoir, toujours et partout le même qu’on peut formuler sous la forme d’un impératif absolu : Agis de telle sorte que la maxime de ton action soit universalisable. Quelles que soient les circonstances, quelles que soient les conséquences, le devoir demeure identique à lui-même, loi éternelle de la morale. C’est donc aussi une morale du présent, mais elle n’implique pas un devenir, plutôt une sempiternelle récurrence du devoir, et non un devenir. Hannah Arendt développe plutôt les deux autres dimensions de l’héritage qui lie et de l’avenir incertain à travers une réflexion sur deux engagements humains : le pardon consiste à délier l’autre de l’obligation qu’il s’est créée à mon égard. En m’infligeant une blessure ou une offense, l’autre a une dette à mon égard ; je peux l’en délivrer si j’accepte de lui pardonner, d’ouvrir un présent qui ne dépend plus du passé. A l’inverse, la promesse consiste à tracer une voie sûre dans le futur incertain : même si je ne sais pas de quoi demain sera fait, je peux décider de m’engager et tenir ma promesse quoiqu’il arrive en acceptant de me lier aujourd’hui envers autrui selon une période déterminée. Hans Jonas a ouvert de nouvelles perspectives en introduisant un devoir envers les générations futures : nous ne savons pas qui seront les hommes, les femmes et les enfants de demain ou du quatrième millénaire, mais nous avons le devoir envers eux de leur laisser un monde compatible avec l’accomplissement d’une existence vraiment humaine. Je prends conscience du temps de la planète, des vivants et des liens qui me nouent à l’humanité future. Quant à la politique et la société, elles structurent l’organisation collective du temps : établir les échelles de temps, régler le temps commun fait partie des fonctions souveraines. Autrefois dévolue aux monastères, puis aux villes et aux marchands, la détermination du temps relève aujourd’hui de l’État, qui détermine le temps de travail, les fêtes et la mémoire qu’elles véhiculent, la mesure de l’âge de l’instruction, de la minorité et de la majorité, ou de la retraite. Mais cette souveraineté rencontre sans cesse des contestations, par exemple sociales, ou des résistances par exemple économiques.

Une troisième dimension traite plus spécifiquement des phénomènes de la conscience : quelle que soit la réalité objective du temps, et même si nous ne pouvions jamais savoir en fin de compte ce qu’elle est, nous ne pouvons nier la temporalité existentielle ou phénoménologique. Nous nous souvenons, nous espérons ou craignons l’avenir, nous existons ici et maintenant. Saint Augustin a montré le lien essentiel entre cette expérience consciente et le langage qui reste notre seul instrument pour dire le temps. Souvent même cette réalité phénoménale du temps détermine bien plus nos existences que les interrogations ontologiques sur l’objectivité temporelle. D’autant plus que ce phénomène conscientiel du temps ne se réduit pas à l’expérience personnelle d’un individu, mais englobe une expérience collective : l’urgence et l’accélération caractérisent sans doute la marque de fabrique de notre époque. Alors que nos technologies nous assurent sans cesse de gagner du temps, nous en manquons toujours et vivons avec le sentiment permanent de pénurie. Comment ralentir aujourd’hui nos rythmes de vie et retrouver la lenteur ? L’accélération est-elle une nouvelle forme de l’aliénation ?

On pourrait multiplier ces enquêtes. Nommons quelques autres pistes : l’histoire détermine notre rapport au temps. La manière dont nous écrivons l’histoire de notre passé offre un prisme pour comprendre notre présent. Nous prenons conscience des structures qui nous déterminent profondément. L’esthétique propose des expériences particulières du temps : écouter la musique, prendre une photographie, représenter une scène imaginaire, lire un roman nous permettent d’éprouver et d’explorer des temporalités différentes. L’anthropologie nous enseigne que d’autres cultures vivent dans des temporalités bien différentes de notre représentation linéaire du progrès et de l’accélération : elles peuvent être cycliques, présentistes, décadentes, lentes, etc. La religion ouvre encore une autre dimension temporelle : comme l’étymologie le rappelle (temnô= couper), le temple découpe un espace-temps particulier dans la société et l’existence. A travers le shabbat, le ramadan ou le dimanche, les rites redessinent un temps commun à certains qui nourrissent une croyance dans l’éternité comme horizon du temps.

Sarah Carvallo, UFC, 21 janvier 2022